Surcharge d'information

Le Lever de Voltaire Jean Huber (1721-1786 Swiss)

Voici un article que je partage avec enthousiasme : 
La surcharge d'information est une force qui génère de l'innovation, avec des exemples dans l'Histoire, tels que l'invention de la conférence, l'invention du journalisme ou encore celui du développement des réseaux de correspondances...


source Hubert Guillaud  :

Notre surcharge informationnelle en perspective


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Une passionnante lecture de Xavier de la Porte nous a récemment présenté Anaïs Saint-Jude (@anaisaintjude), fondatrice et responsable du programme BiblioTech de la bibliothèque de Stanford. Elle était sur la scène de Lift 2012 pour mettre en perspective la question de la surcharge informationnelle, l'un des maux qu'on attribue aux nouvelles technologies. Mais est-ce si sûr ?
Anaïs Saint-Jude, dans sa présentation intitulée de Gutenberg à Zuckerberg, a commencé par faire référence à L'homme sans qualité de l'écrivain autrichien Robert Musil. Cet épais roman qui se déroule en 1913, au crépuscule de l'empire austro-hongrois, montre comment l'individu passe sa vie dans ses propres sensations, pensées, perceptions. Dans l'un des chapitres du livre, le général Stumm visite l'ancienne bibliothèque impériale d'Autriche et est confronté à un ordre dont l’infinité dépasse ses capacités d’entendement. Les 3,5 millions de références de la bibliothèque de Vienne lui font prendre conscience de l'irréductibilité de la complexité du savoir et que, contrairement au projet qu'il avait, nul ne saurait plus lire tout les livres.
Image : Anaïs Saint-Jude sur la scène de Lift, photographiée par Ivo Näpflin pour LiftConference.
La surcharge informationnelle ne date pas d'aujourd'hui, rappelle la chercheuse. Ce sentiment de dépassement, de surcharge en fait se retrouve à toutes les époques de l'humanité, de la Grèce Antique à aujourd'hui. Chaque époque la ressent comme quelque chose de nouveau, comme quelque chose de particulier à son époque. Dans Le phèdre de Platon, Socrate critique déjà l'écriture comme quelque chose qui nous fait perdre notre mémoire. Pour Sénèque, l'abondance de livres est une distraction. Descartes, dans Recherche de la vérité par la lumière naturelle, explique qu'on passe plus de temps à choisir les livres qu'à les trouver...
La bibliothèque du Congrès possède 34,5 millions de livres. Pourtant, si on lit un livre par semaine entre 10 et 100 ans (ce qui est déjà très ambitieux), le plus volontaire des lecteurs ne saura en lire qu'une poignée... 4600 !

La surcharge informationnelle fait partie de notre condition humaine

"La surcharge d'information fait partie de la condition humaine : nous sommes confrontés par trop de possibilité, trop de complexité". Ce sentiment de surcharge exprime autrement notre insatiable curiosité et notre besoin d'innovation, estime Anaïs Saint-Jude. Pas étonnant alors qu'on cherche sans cesse à trier, à chercher, à trouver, à ranger, à classer, à comprendre... Pas étonnant non plus que Google soit devenu si important puisqu'il est l'expression même de ce besoin à l'heure de l'information numérique.
Le sentiment de surcharge d'information a été particulièrement documenté entre le XVe et le XVIIe siècle. Une époque qui ressemble par certains côtés beaucoup à la nôtre, estime Anaïs Saint-Jude. "C'était une époque de changements, de grandes découvertes, où l'on a à la fois redécouvert les textes anciens et été confronté à une double révolution technologique : celle de la presse et de la poste. C'est une époque où l'information s'est démultipliée. Et il est donc intéressant de regarder comment les gens de cette époque ont géré cet afflux d'information".
En fait, la surcharge d'information est une force qui génère de l'innovation. Elle permet d'identifier de nouveaux besoins, de créer de nouvelles formes d'information. Théophraste Renaudot a ainsi inventé deux formes pour faire face à cette surcharge d'information. Il est l'inventeur de la Conférence, qu'il appelle le "commerce des âmes", explique-t-il dans son ouvrage éponyme qui date de 1641. Il invente un moment public pour parler des questions du monde, que ce soit des femmes à barbe comme de sujets plus scientifiques. Il a publié de nombreux volumes du Recueil général des Questions, où il évoque les sujets qui étaient débattus dans ces conférences. Elles avaient lieu chaque semaine le lundi après-midi et il imprimait le lendemain les notes des présentateurs. Ses conférences qui naissent aux environs de 1641 sont un format qui vont essaimer à travers la France et l'Europe et connaitre le succès qu'on lui connait.
Avec la Gazette, Théophraste Renaudot invente également le journalisme. Le premier numéro est publié en mai 1631 et permet d'informer les Français de ce qu'il se passe internationalement plus que de ce qu'il se passe dans le pays. Il enregistre des évènements d'un bout à l'autre du monde, comme le fait aujourd'hui le web et cela est possible grâce à des réseaux de correspondance très établis et grâce au développement de la Poste.

Nos échanges ont toujours été publics et informels

Le développement du réseau de correspondance entre le XIVe et le XVIIe siècle tisse une première société en réseau, comme l'ont étudié les bibliothécaires et professeurs de Stanford. Nés avec les marchands, autour de Venise, ces réseaux s'étendent à la France, à la Flandre, à l'Angleterre. Aux XVIe et XVIIe siècles, ils se transforment en une correspondance intellectuelle, permettant aux manuscrits de voyager aussi vite que les livres. Dans ces lettres qui s'échangent, les informations étaient souvent rapides, synthétiques, factuelles, sommaires, un peu comme les Tweets ou SMS que nous échangeons aujourd'hui. Elles véhiculaient beaucoup de désinformation ou de mauvaises informations. Certaines sources étaient réputées plus sûres que d'autres, comme les ambassadeurs ou les cardinaux. Les correspondances n'étaient guère privées : on les lisait souvent en public. Elles contenaient autant d'informations commerciales ou d'actualité que des informations personnelles ou familiales... Un peu comme sur nos murs Facebook, s'amuse Anaïs Saint-Jude.
Ces réseaux de correspondance ont créé des groupes sociaux particuliers, ont permis de collecter et diffuser l'information, ont créé l'opinion publique. C'était un instrument de changement culturel qui bénéficiait même aux analphabètes. Les lettres circulaient beaucoup, au-delà de leurs correspondants originels souvent. On les lisait à haute voix : elles n'étaient pas censées être privées. Le jésuite allemand Athanasius Kircher correspondait avec 760 personnes dans le monde. Il utilisait des réseaux en Europe, mais profitait également des missions jésuites dans le monde et notamment en Amérique du Sud. Quand on observe la carte de la correspondance de Voltaire par exemple, on se rend compte que ses plus grands volumes d'échanges étaient surtout locaux, entre Paris et Genève, comme c'est le cas de l'essentiel de nos échanges en ligne aujourd'hui.
La quantité d'information croissante et son rythme de diffusion qui nous semble toujours plus élevé signifient-ils autre chose que de nous rappeler que nous vivons dans un monde d'information ?, interroge la chercheuse. Et Anaïs Saint-Jude de terminer son exposé en montrant un tableau intitulé le Lever de Voltaire peint par l'artiste suisse Jean Huber, qui le montre en train de s'habiller, mais également, déjà, en train de dicter ses lettres, comme nous consultons l'information arrivée dans notre boite mail ou sur nos réseaux sociaux dès notre réveil.
Dès cette époque également le débat public revêtait plusieurs formes. La publication du Cid par Corneille par exemple a donné lieu à un important débat public ("la querelle du Cid"), qui l'ont forcé à y répondre. Mais chaque critique utilisait des formes spécifiques auxquelles il fallait répondre par des formes adaptées. Si le Cid était critiqué par un poème, il fallait répondre par un poème, comme aujourd'hui, il faut être présent sur les médias où vous êtes pris à parti !
"Bien sûr, nous sommes aujourd'hui plus interconnectés, bien sûr, il y a une accélération de l'information... Mais peut-on vraiment dire qu'il y a "plus" de surcharge informationnelle qu'avant ?" questionne Anaïs Saint-Jude. Enfin, il faudrait aussi regarder combien notre vie peut également être facilitée par ces surcharges. Elles n'ont pas que des aspects négatifs. Elles nous permettent aussi d'accéder à de l'information, communiquer, échanger, nous coordonner... "Chaque génération réagit différemment à la surcharge. Descartes expliquait qu'il fallait se fier à son bon sens. D'autres ont opté pour la simplicité. Chacun s'adapte différemment à cette complexité. Personne n'a jamais lu tout les livres. De tout temps on a tourné plusieurs pages à la fois."
Hubert Guillaud


------------------------------------------------------------------------------------------------------------un deuxième article en déc 2012


Surcharge informationnelle : combattre l’irrationalité par l’irrationalité


http://internetactu.blog.lemonde.fr/2012/12/14/surcharge-informationnelle-combattre-lirrationalite-par-lirrationalite/

La lecture de la semaine provient du quotidien britannique The Guardian, on la doit à Oliver Burkeman (blog@oliverburkeman) qui est le correspondant à New York du journal. Le titre de son papier : "pour lutter contre la surcharge informationnelle, trompez-vous vous-mêmes".
Gmail, le service mail de Google, a ajouté une nouvelle fonctionnalité du nom deInbox pause, qui permet quelque chose de très simple : mettre en pause l'arrivée de nouveaux mails. Ce service représente aux yeux de Burkeman une nouvelle phase de la guerre de longue haleine que nous menons contre la surcharge d'information. Prenez en considération cette absurdité, dit le journaliste du GuardianInbox pausene réduit pas la quantité de mails dont nous sommes bombardés. Cela ne nous aide pas non plus à répondre plus vite. De toute façon, il y a déjà une manière idéale de faire une pause dans l'arrivée des mails, manière qui consiste à ne pas ouvrir la boîte pendant plusieurs heures. Ou même de résister à la tentation d'ouvrir les nouveaux messages. Mais notre volonté est trop faible pour cela : il nous faut un bouton pour nous donner l'impression de contrôler le déluge. Bref, Inbox pause est une innovation qui ne répond à aucun besoin rationnel, qui traite les usagers comme des enfants impulsifs. Pour tout adulte discipliné, Inbox pause est une insulte.

Image : e-mail overload par Will Lion.
J'utilise cette fonctionnalité depuis plusieurs semaines, dit Burkeman, et j'adore ça.
40 ans après qu'Avlin Toffler a popularisé le terme de "surcharge infirmationnelle", nous devons l'admettre : nos efforts pour la combattre ont échoué. A moins d'être radical - se déconnecter complètement par exemple -, les remèdes recommandés ne marchent pas. Prenez la décision de relever vos mails deux fois par jour, et vous trouverez trop de messages qui attendent d'être lus. Faites un régime informationnel, et il terminera comme terminent tous les régimes : vous succomberez et consommerez à nouveau, avec un substrat de culpabilité. Peut-être faut-il repenser tout ça. Le problème n'est pas tant la surdose d'information que l'impression de perdre le contrôle. Pourquoi donc ne pas se concentrer sur les moyens de créer une impression de contrôle – Même si elle consiste, en partie du moins, en un aveuglement ?
Quand Google a créé "Priority Inbox", qui divise les messages reçus en "important" et "ordinaire", j'étais sceptique, explique Burkeman : les systèmes de priorisation consistent principalement à réordonner de manière assez inutile une liste de tâche. Mais mes amis qui ne jurent que par ce système ne l'utilisent pas vraiment pour établir des priorités : ils l'utilisent pour s'ôter toute culpabilité d'ignorer les mails non importants, et pour avoir ainsi l'impression de garder le contrôle. L'application"Boomerang" de Gmail et Outlook, permet de rejeter les messages et de les faire revenir plus tard ; pendant ce temps, les choses se calment, même si la charge en elle-même n'a pas changé. Je fais quelque chose de tout aussi illusoire avec les centaines de pages web que je bookmarke pour les lire après. Avant, cela provoquait en moi une sorte d'angoisse. Aujourd'hui je capture la page dans l'application de prise de note Evernote, je la marque "à lire" et la mets dans un dossier. La plupart du temps, je ne l'ouvre plus jamais. Mais cela fonctionne : j'ai l'impression d'avoir filtré l'information. L'angoisse disparaît. Je contrôle, je suis heureux.
"Tout cela est irrationnel. Mais le fait même d'être stressé par l'information est irrationnel. En théorie, nous pourrions suivre des millions de sources d'information, en pratique, nous le faisons qu'avec un petit nombre, et le choix est assez arbitraire. J'essaie de répondre à tous les mails personnels, mais je ne me soucie pas de répondre à tous les messages personnels sur Twitter. La pile de livres à lire sur mon bureau me jette un regard noir, mais je ne ressens jamais aucune angoisse à l'idée de tout ce que je pourrais lire sur le web si je le voyais. Pourquoi donc ne pas combattre l'irrationalité par l'irrationalité ? Inquiétez-vous moins de réduire l'afflux d'information. Cherchez plutôt des moyens de réduire le stress que procure cet afflux - et si cela signifie se tromper soi-même avec des boutons "pause", des "boomerang" et des trucs comme ça - qu'importe ? Dans la guerre contre la surcharge informationnelle, toutes les armes sont à utiliser."
Voici pour ce texte d'Oliver Burkeman avec lequel je suis en plein accord. Avec une remarque. Comme on l'a dit déjà ici, notamment avec Anaïs Saint-Jude, la surcharge informationnelle, et l'angoisse qu'elle créé, ne sont pas propres à notre époque. Et donc, les moyens irrationnels d'y remédier ne sont pas non plus tout à fait nouveaux. Que ceux qui ont rempli des dossiers avec des pages de journaux recensant un livre à lire, une exposition à voir, un disque à écouter - et qui ont rangé ces dossiers sans jamais les ouvrir, mais avec un soupir de soulagement, lèvent la main.
Xavier de la Porte